Le bal des loups cannibales : L’ascension sociale n’est pas un abri
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Crédit Photo:Artisttik Africa
« Rappelle-toi des bonnes idées de mise en scène des trois derniers spectacles de théâtre que tu auras vu avant celui de Kocou Yamadjè. Eh bien, tu verras qu’il les intègrera dans le sien».
Cette mise en garde d’une mauvaise langue avertie du milieu du spectacle au Bénin, nous l’avons éprouvée le soir du 25 mars 2016 dans le théâtre du centre culturel Artisttik Africa. La conclusion qu’on en fait, c’est que : « Oui, Kocou Yémadjè bouffe en effet à tous les théâtres à sa portée, les régénère dans ses créations, mais sa quête du meilleur ne peut souffrir de contestation ».
Imaginez un théâtre où le public entre comme dans le spectacle, comme dans une vie, comme dans le labyrinthe lugubre d’une vie de cachot qui s’offre en s’imposant. C’est peut-être du déjà-vu. Mais pour la mise en scène de la pièce écrite par le camerounais Guy Marc Tony MEF, Kocou Yémadjè ramène l’originalité dans cet univers de théâtre béninois en panne d’inspiration et dont il fait partie des rares et increvables entrepreneurs à y croire encore. Par le travail et la recherche permanente de l’excellence.
Ce qu’on aura revu après les spectacles ayant précédé le sien, c’est une technique, subtile dans son cas, de flash-back perçue dans la pièce Querelles de quartier, jouée la veille à l’institut français. Qui prend exemple sur qui ? La chronologie des spectacles ne facilite pas la réponse. Hélas. Elle la rend plutôt trop simpliste.
Pour son spectacle qui se déroule intégralement dans un commissariat de police entre le poste d’accueil, le bureau du commissaire et la cellule de garde à vue, l’unité de temps, de lieu et d’action est au rendez avec une belle trouvaille de scénographie conçue par le metteur en scène lui-même : Un cachot, une chaine, le noir et la baïonnette. Un mur de filet, fine composition du scénographe, nous permet d’entrevoir, à travers un jeu de lumières tamisées, le bureau du Commissaire.
Un homme répond à une convocation du commissariat. Il est traité avec peu d’égard par l’agent en service, un fumeur et alcoolique. Cet homme, une grande personnalité du pays, verra son sort basculé en très peu de temps. « Déshabillez-vous ! », l’enjoint l’agent. Et ce monsieur assistera à sa descente aux enfers menée par sa femme qui lui reproche des relations extra-conjugales et en profite pour lui arracher ses biens. Subrepticement. Parallèlement, le Commissaire de police se rend compte que cette convocation n’était qu’une méprise. Une autre personnalité porte le même nom à quelque différence près. Il cherche à masquer l’erreur de ses hommes. Entre temps, l’humiliation du respectable monsieur a atteint son apogée.
Crédit Photo:Artisttik Africa
La scène qui accueille les spectateurs à leur entrée est d’une beauté sombre : un policier qui fume, les coudes appuyés sur une table de bois brun, assis sur des vieilles chaises déchiquetées, une bouteille de sodabi par terre, dans un espace fait de fer, cordes et filets foncés qui prendra progressivement les contours d’un commissariat de police. Une ambiance des bruits de la ville recouvre ce tableau de noirceur urbaine.
L’homme en costume et coiffé de chapeau melon entre sur scène avec un gros cigare dans une main et une mallette en cuir dans l’autre ; face à l’autorité de cette grande personne – un homme d’affaire ? Une personnalité politique ? – le jeune policier s’incline en signe de politesse. Mais, comme se l’avouera plus tard l’important monsieur, « dans un commissariat, le statut social d’une personne peut, en un rien, changer et chuter ». Après avoir décliné son identité, un revirement subit de situation se produit. L’élégant monsieur est la cible d’une forte violence. Le policier se lance brutalement sur lui, le jette par terre et le dénude avec colère. La musique de fond, la Soul Makossa tente d’équilibrer le drame.
Peine perdue.
Les acteurs, Patrick Gbaguidi dans le rôle de l’accusé et Bienvenu Rolly Godjo dans celui du gardien de paix, ne craignent pas l’affrontement des corps, les cris, et le spectacle jouit de cette hardiesse, donnant une crue physique au jeu théâtral.
Une fois mis à nu – il ne lui reste que ses dessous tout en blanc – l’importante personne apparaît sous un autre trait. C’est un homme violenté, misérable à la peau brulée qui s’accroche à sa dignité dans un sursaut de logorrhée pour sa défense.
C’est lorsque les dialogues commencent, surtout à l’arrivée du commissaire et de la femme de l’accusé, que la performance des acteurs fléchit un peu face aux longues phrases, le langage quelques fois un peu trop soutenu pour un commissariat de police, pour les cris et accusations réciproques entre le désormais prisonnier et les officiers. À l’exception des moments où leurs corps reprennent à communiquer notamment dans une belle scène où le personnage de Gbaguidi, l’accusé, devant les multiples paperasses représentant son dossier d’accusation, est saisi d’une attaque de convulsions, avant que la joute oratoire ne reprenne quand lui rend visite sa femme.
Tous corrompus
Mais de quoi accuse-t-on ce monsieur ? D’une part, il n’est pas difficile d’imaginer des délits à mettre sous le coup d’une personnalité exerçant une haute fonction publique avec les passations de marchés, nid évident d’actes de corruption. Comme soutient l’accusé : « la corruption, dans la construction d’une autoroute, l’achat et location des immeubles, n’est plus une exception, une violation des règles du système ». Bien au contraire, ce vice est devenu la norme du fonctionnement des choses. Pour aboutir à la construction d’une autoroute, il est normal donc que l’argent soit détourné, que les comptes ne soient pas transparents, se défend l’accusé, justifiant les moyens pour atteindre le but : c’est ainsi que marche mon pays.
Dans un univers pareil, tout le monde nage dans la faute. Ainsi sont transformés individus et institutions en loups cannibales. Les objets personnels, le contenu de la mallette, les portables de l’élégant monsieur disparaîtront au sein même de ce commissariat symptomatique d’une déchéance généralisée. Normal, les soi-disant représentants de la justice n’échappent pas à la norme de cette société en déconfiture qui est peinte et où tout le monde bouffe tout le monde. La dépravation arrive à son comble lorsque, s’étant rendus compte que la convocation du sieur était une erreur, une confusion née de la grande ressemblance entre son nom et celui de la véritable personne recherchée, les officiers pensent à sauver l’image de leur institution. Ils montent alors une scène, un théâtre dans le théâtre. Ils pensent et déploient un rouleau compresseur de fausses accusations. Cela leur apparaît si ordinaire que l’effet de leur révélation, en aparté, produit un choc véritable sur l’accusé dans la scène finale. Ce dernier clame qu’il se vengera. L’abus dont il venait d’être victime augmente l’identification du spectateur à ce personnage que l’on a presque envie d’aller secourir.
Ce spectacle a le mérite de la volonté de dépassement de son metteur en scène, de la justesse de jeu de son principal acteur et de l’esthétique plastique de son décor. On en sort avec une idée de manque que seule l’imaginaire intuitu personae saura combler.
Carla BERTIN & Arcade ASSOGBA