Le(s) fardeau(x) : De la folie et de l'abandon .
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Crédit Photo: Artisttik Africa
C’est un « fardeau » qu’on ne nomme pas, mais dont on sent la présence. On en sent la présence à travers les hurlements de la Femme qui ouvre ce spectacle en courant parmi les spectateurs, en s’agitant et remuant ses bras : « déchargez-moi ! ». On en sent la présence à travers les lamentations du Fou qui, assis au milieu de la scène, entouré par un tas d’ordure, d’aluminium, des bidons, des fagots : « chargez-moi ! La politique est dangereuse ».
Avec l’association de deux écoles de formation théâtrale, le Cefrab de Ouagadougou et l’Eitb du Bénin, Mimata Diéné, écrivaine et metteuse en scène burkinabé, a travaillé avec deux acteurs béninois, Chakirou Salami et Cybelline de Souza, pour la création de ce spectacle. Les deux comédiens se sont tellement appropriés du texte - dont les dialogues reflètent plutôt la vérité du langage quotidien du pays, loin de la recherche des expressions européennes ou encore des formes plus classiques du langage théâtrale – que Mimata semble avoir écrit la pièce sur leur mesure.
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La femme, qui prétend s’appeler Femme, Nyɔnu, implore le public et l’homme de la décharger. « Je vais nulle part, je viens de là-bas ». Une vie déchirée. Déchirée par l’abandon de ses parents, ensuite l’adoption, et à nouveau rejetée. Le regard dirigé vers le public mais qui est perdu dans le néant de son désespoir, les yeux écarquillés avec lesquels Cybelline de Souza nous amène dans cette vie et ce monde fait de séparations et solitudes.
Dans ce monde, qu’est-ce que peut faire, désirer, rêver, une femme seule enceinte ? Une célibataire avec un fils sans père ? Quelle espérance pour l’enfant né du viol d’une prostituée ? Cette une vie qui lui a rendu la peau dure, les mots crus : elle a « chié cet enfant » qu’elle a ensuite jeté derrière les buissons...
Dans un autre monde, éprouvé aussi par des écroulements et des bannissements, l’homme cherche à reconstruire son palais, matériel et symbolique. Sur scène, Chakirou Salami essaie de transformer les déchets en un palais fait des fagots des bois et coiffé d’un pagne sale. Ce fou se dévoile au public au fur et à mesure que sa parole se libère en tant qu’ancien politicien. « C’est moi qui forme et déforme mon gouvernement, je manie et remanie ». Son admonition sur la politique dangereuse est alors dictée par sa propre expérience : son palais d’ordures. Il délire avec la fièvre du politicien et non pas du fou, contre les traites, les menaces faites à son pouvoir, il va « tous les limoger », sa boulimie de pouvoir, l’obsession bien connue au Bénin du politique pour ses ennemis.
Il ne s’agit alors pas du fou que le discours populaire béninois évoque comme victime d’envoûtement. La figure du fou dans le théâtre africain a toute autre profondeur. On pense alors à Sony Labou Tansi : les paroles des fous de son théâtre sont révélatrices et chargées d’ambiguïtés, comme dans La parenthèse du Sang.
Crédit Photo: Artisttik Africa
Mais le Fou de Mimata n’est pas prophétique : ce sont les abus, les délits, les spectres de ses adversaires, la maladie de la manducation politique et le fratricide auxquels l’aliénation amoureuse envers une femme l’a poussé, qui l’ont dévoré. Dévoré par la folie, repoussé par tout le monde - y compris la femme pour laquelle il avait tué - pour avoir trop bouffer. « J’ai tout perdu, la dignité,… même mon intelligence ».
La forme théâtrale de Mimata transforme les excès et méfaits de la politique, désormais parties de la normalité et de la banalité du monde contemporain, dans une anormalité, dans la folie.
La rencontre, la solitude de la femme suppliant le fou de la décharger, et une confrontation commence entre les êtres délaissés. « Je n’ai pas confiance, la confiance n’existe pas ». « Au nom du Diable », « la femme est plus diable que le diable », « vous avez un mort sur la conscience ». L’une avec un enfant mort, tué par la cruauté des violences faites à sa mère, l’autre avec « des enfants un peu partout », témoins de la débauche politique. La « sale garce » et « l’assassin » ou « conard ». Des insultes qui sont plutôt de suppliques d’attention humaine ? Une lutte qui demande une relation, bien que violente ? L’homme veut fuir, la femme le supplie de rester.
Ce sera seulement la musique, « la chanson du fou du village » qui arrêtera la guerre et instaura un dialogue. Une chanson dont les paroles n’ont pas de sens mais dont l’importance est plutôt dans ce qu’elle déclenche.
Le fou demande de « faire la paix » : un mot dont la pièce vise à révéler toute la portée politique. Ainsi, la femme rappelle la paix mensongère, celle de la Commission Vérité et Réconciliation, celle du faux pardon, avec laquelle les puissants recouvrent les crimes, les conflits, les injustices dans plusieurs pays d’Afrique. Qu’est-ce que signifient les supplications finales du fou, de faire la « vraie paix », le « pardon de non retour », le « vrai pardon qui guérit le mal jusqu’à la racine » ?
La consommation chorale du pain que les deux personnages cachent sous leurs vêtements et dans leurs poches est alors la possibilité pour une nouvelle rencontre. Les émotions vécues pendant la durée de presque tout le spectacle sont pourtant égorgées par un final qu’on aurait souhaité différent, bouleversant. Ainsi, une lumière rouge et une musique frénétique accompagnent les deux acteurs dans une danse passionnée, qui se détache des caractères dramatiques et touchants du Fou et de la Femme. Enfin, avec légèreté, un rapport sexuel entre le Fou et la Femme conclut, sous le pagne sale, Le fardeau de Mimata Diéné.
Carla BERTIN