«Les enfants n’oublient rien » de Ousmane Alédji : Quand le théâtre court
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La couverture du livre avec les choix graphiques d’écriture du titre est comme une fenêtre donnant sur l’univers des services de renseignements, du moins à s’en tenir à ce qu’on voit dans les films quant à l’enregistrement de données numériques et à l’identification personnalisée avec l’empreinte digitale qui sont remarquables sur la première de couverture. A la faveur d’un monologue déguisé, « Les enfants n’oublient rien », nouvelle publication de l’écrivain béninois Ousmane Alédji nous propose une curieuse immersion.
Dès l’ouverture du livre, des didascalies projettent des scènes de violences, à chaque fois qu’une page est tournée pour une autre. On se croirait devant un poste téléviseur, télécommande en main zappant une chaîne pour une autre mais tombant toujours sur des films choquants. Peut-être ceci peut-il signifier l’omniprésence de la violence dans le quotidien humain. Mais les cinéphiles peuvent, eux, s’imaginer au cinéma en prenant lesdites violentes scènes portées par ces didascalies comme un avant-goût de ce qui va suivre. Ils n’auront pas tort.
Un homme est kidnappé par deux ravisseurs qui le tiennent militairement sur le trajet d’une destination inconnue et paraissant loin pour la victime. Lusha a la peur de sa vie mais ne laisse rien transparaître de cet état d’âme de faiblesse. Mieux, il a la grande gueule devant les deux individus cagoulés qui le poussent à aller plus vite, avec des coups dans le dos, et à qui il rappelle avoir « des pieds, pas des pneus » (p.27). Sur le chemin, il les traite de tous les noms pouvant servir à désigner l’amateurisme et l’incompétence. Lusha joue toutes les cartes de la ruse afin de manipuler psychologiquement ses ravisseurs.
Tantôt, il leur fait savoir qu’ils ont tort de l’enlever lui un simple patron de boite de nuit. Juste après, il prétend pouvoir leur enseigner de bonnes méthodes de kidnapping, ou encore, comment leur « chef » pourrait gagner beaucoup d’argents en faisant affaire avec lui car, pour être un ancien agent du service des renseignements, il aurait plein d’informations sur le pouvoir en place. Il les insulte, leur donne d’astuces pour « tuer » avec « art » et « créativité » (pp.51-61), essaye de créer le dialogue, il veut faire parler les kidnappeurs, pour découvrir qui les envoie. Mais ceux-ci ne pipent mot le long du trajet parcouru en athlètes. Pour toute réaction, il devra se contenter des coups qu’il reçoit et des gestes de ses interlocuteurs.
Lusha ne perd rien pour attendre. Les ravisseurs arrêtent la course, une fois arrivé à un endroit isolé. Aucun commanditaire ne les attendait, pas de chef. Ils suspendent leur victime à un arbre puis démarre une vraie séance de torture. L’un d’eux lui montre une photo et l’oblige à se souvenir d’un meurtre portant sa « signature » (p.70) et dont il tire une immense fierté. Alors qu’il était « membre de la division des opérations secrètes, il avait pour mission d’«effacer » une femme, de « débarrasser le système » d’elle (p.70). Et la dame, et toute sa descendance. La femme avait un enfant de 3 ans. Il faut se demander si l’un des ravisseurs n’est pas cet enfant qu’il pensait avoir « effacé ».
De la violence à la catharsis… grande enjambée de la création dramatique
« Je voudrais enfoncer en chaque mot la douleur de ces hommes vivants sous les griffes d’un siècle qui bâcle ses espérances et qui entretient avec l’avenir des relations de paniques. », a écrit Sony Labou Tansi (en préface à la pièce Antoine m’a vendu son destin). Le projet dramatique de Ousmane Alédji ne semble pas différent de celui du congolais, l’un des plus importants dramaturges du siècle dernier. Le ton de l’immense répertoire théâtral du Béninois en porte l’éloquente expression, et cette nouvelle publication (« Les enfants n’oublient rien ») n’en fait pas moins. Mais si on connaissait à son écriture cet engagement qui passe aussi par l’aspect déshabillé des mots, avec les images directes que renvoie leur emploi par les personnages, cette fois-ci, c’est dans un univers délicat que le dramaturge risque son imaginaire et sa plume. Les services secrets. Lusha, ancien membre de ces services, en vient même à faire l’apologie du crime avec son cortège de torture par endroit. « Le comble c’est que vous manquez cruellement de créativité. Les uns copient les autres. Les mêmes gestes sous des masquent différents. Vous en êtes arrivés à désacraliser l’art de tuer » (p.55) ; « la manière de tuer devrait être récompensée. Des Nobel et des oscars pour les machines qui font preuve d’originalité et d’inventivité, d’innovation dans l’art de tuer, dans l’art d’offrir la mort. » (p.56). Ces propos à images insoutenables sont parfois entrecoupés par le comique, suggérant l’humour noir. L’écriture de Ousmane Alédji fait penser à ce que Antonin Artaud appelle « le théâtre de la cruauté ». Car selon le Français, théoricien du théâtre, pour échapper à ce monde qui glisse, qui se suicide, sans s’en apercevoir, à l’atmosphère asphyxiante dans laquelle nous vivons, il faut que le théâtre redevienne grave.
Le rythme de ce texte, tout comme son souffle, met le feu aux fesses à l’humanité pour que chacun repense ses rapports à son semblable. La richesse esthétique de « Les enfants n’oublient rien », propose de nouvelles pistes à l’écriture dramatique et aura aussi bonne figure au cinéma. S’il n’est pas un insoumis, l’auteur de Cadavre mon bel amant est alors un créateur vigilant.
Nul n’entre ici s’il n’est anticonformiste ( ?)
La forme du genre théâtre qui permet de sonder, dans ses méandres, la psychologie d’un personnage est assurément le monologue. « Les enfants n’oublient rien » a trois personnages, selon l’épigraphe et même dans la construction du drame mais, en réalité, Lusha est seul à parler et à se répondre même quand il pose des questions. Les deux autres, ses ravisseurs, ont juste agi. Un seul acteur pourrait donc se retrouver sur scène à la création du spectacle, tout comme trois. Avec ce personnage, qui fait de régulières diversions, Ousmane Alédji ressort l’absurde qu’il faut tout de même prendre au sérieux. On se rappelle Samuel Becket dans la pièce « En attendant Godot» où Vladimir et Estragon attendent un certain Godot dont eux-mêmes ne sont pas sûrs de l’existence mais, voguent dans des futilités, tout en l’attendant. Ici, le kidnappé focalise toute son énergie et son discours sur un commanditaire, le supposé « chef » qu’il s’attend à rencontrer. Mais aux détours de banales diversions, des réflexions philosophiques et politiques sont faites. La mort, les lois, etc., y passent.
L’issue de l’intrigue est surprenante, et pas seulement parce que Lusha n’a pas été finalement exécuté par ses ravisseurs. Mais parce que c’est généralement avec le genre de la Nouvelle que la fin laisse un goût de sous-entendu instaurant du flou autour du dénouement. Ici, quand bien meme, c’est le théâtre, il faudra être attentif aux détails et indices pour se rendre compte que Lusha s’est trouvé rattrapé par l’histoire et qu’effectivement, « Les enfants n’oublient rien »
Cette pièce peut paraître telle une interpellation à l’escarcelle du pouvoir dans tous les pays et surtout ceux africains sur le caractère odieux que peuvent revêtir certains de leurs actes et en quoi les règlements de compte peuvent constituer une perte de temps dans le processus du développement. Le trajet de Lusha entre les mains de ses ravisseurs apparaît comme un décryptage de l’itinéraire tragique de l’Afrique qui semble essoufflée alors qu’elle n’a pas encore fait la moitié du chemin pouvant conduire à son développement.
Par Eric AZANNEY